mercredi 4 mars 2009

Hymne à Bescherelle

Le jeune Valère Novarina a été convaincu par notre précédent article et nous propose cet émouvant Hymne à Bescherelle. Bravo Valère ! Tu gagnes un an d'abonnement gratuit à ce blog !

Hymne à Bescherelle

Si vous ne crûtes pas
Que le printemps éclût
L'hiver vous reclouera
Sans que vous pûtes éclore

Plût aux cieux qu'ils nous cousent
Sans que nous le sussions
Et qu'ils nous déclouassent
Pour qu'enfin nous croissions

Ah que n'eussions nous cru
Que vous nous déclouâtes
Sans que vous décousîtes
nos coeurs à peine éclos

Vous sûtes qu'ils nous coudraient
Pour que nul ne nous cloue
À tout ce que nous crûmes
Pourvu que nous nous clouions
À eux qui nous accroissent
Sans que nous les croyions

Que ne crussiez-vous croire
Qu'ils vous redécloueraient
Au lieu qu'on vous découse
Afin que vous croissiez

Que n'eûtes vous cousu
Tout ce qu'ils déclouèrent
Afin que soit déclos
Ce que vous n'eussiez cru

Ah ! que ne puissiez-vous croire
Que nous vous décousîmes
Pour qu'enfin vous croissiez
Sans qu'on ne vous recloue
À tout ce que vous crûtes

Ah que jamais ils ne décousent
Tout ce que nous croyâmes
Aurions-nous tant cloué
Sans que nous crussions
À tout ce que nous crûmes
Ni que
Hors de c't'enclos
Ton amour décroîtrait

Plût aux cieux que tu puisses croître
Toujours cousu jamais enclos
Pourvu que tu clouasses !
Utinam tu decresceres semper sutus numquam clausus
Dum te clavo defixisses !

(Tiré de L'Acte Inconnu de Valère Novarina)

mercredi 18 février 2009

Pour les enfants : le mode marrant

Pour rester en forme, ne mange pas trop gras, ni trop salé, et fais dix conjugaisons tous les matins !



Quoi ? Les conjugaisons t'ennuient ? C'est parce que tu ne connais pas encore le mode marrant ! Tes profs sont des vieilles rotondes qui essaient de te faire croire que les seuls modes qui se conjuguent sont l'indicatif, le subjonctif et l'impératif. Alors que non, pas du tout ! Il y a aussi le mode marrant ! Tu veux savoir ce que c'est ? Alors vite, ouvre ton Bescherelle ! Tu y trouveras tout plein de formes verbales que tu pourras réciter dans la cour de récré et même en classe pour faire rigoler tes copains. Regarde en particulier le passé simple de l'indicatif et l'imparfait du subjonctif : c'est des temps que personne ne cause, les grammairiens les ont inventés pour se poiler ensemble à leurs clubs de grammairiens, et entre eux ils appellent ça le mode marrant. Parfois les écrivains les utilisent, mais eux aussi c'est pour de rire. "Moi, Monsieur, si j'avais un tel nez, il faudrait sur le champ que je me l'amputasse" : tu ne crois tout de même pas qu'Edmond Rostand a écrit ça sérieusement, lol ? N'a-t-il pas suffi que tu le lises pour que tu te lolasses ? Les vous fuîtes, j'ouïs, que nous sussions, que vous reçussiez, que tu visses, que nous mussions, qu'il s'assissent et autres vous pûtes, tes profs se sont bien gardés de te les apprendre n'est-ce pas ?
Et en plus, dans le mode marrant, tu as même le droit d'inventer tes propres formes verbales, tant que c'est marrant, c'est bon ! Combine les terminaisons, intervertis les personnes, tout est permis ! Il fallusse que tu le sussasses, lol ! Ah ! Qu'il est bon que j'ouïsse que nous pûtes faire désormais ce que nous voulûtassions ! Nous aurûmes tant de fous rires que nous nous dololoruisse de lols, on s'eusse pliés en deux de mdr mon frère !
A plûtes les filles !

jeudi 8 janvier 2009

Les accords perdues ne se retrouvent plus

Ne trouvez-vous pas que les raisons pour lesquelles des réformes de la langue sont proposées sont toujours affreusement triviales ? On demande de simplifier des règles jugées trop difficiles, de faire disparaître des accents ou des lettres inutiles, de faire rempart aux invasions anglo-étasuniennes, de mettre au placard les mots susceptibles de heurter les sensibilités et de les remplacer par d'autres qui ne veulent rien dire, d'enrôler le langage au service de causes qui, aussi nobles soient-elles, n'en sont pas moins idéologiques... Bref, des centaines de petits Procustes, chaque jour plus nombreux, pétris de haine sans objet, montent, la bave aux lèvres, le sphincter resserré, à l'assaut de la langue qu'ils parlent en brandissant les drapeaux de l'Utilité, de la Facilité, de la Nation, du Politiquement correct, de l'Egalité, de la Légalité, et j'en passe. Au Danemark, au moins, il y avait quelque chose de pourri ; nous sommes réduits, quant à nous, à commercer avec des commerçants, ce qui n'est que proprement vulgaire.

Ne pourrait-on donc pas, pour changer, revenir à des raisons qui soient d'ordre esthétique ? Parmi les possibilités que j'entrevois, il y a quelques petites règles de tradition qui m'ont toujours semblé des merveilles d'élégance française, mais qui concernent très peu de mots : ce sont les cas dans lesquels un adjectif ou un participe décide, de manière inattendue et tout à fait contraire à la logique, d'adopter le genre féminin quand on s'attendait à le voir arborer fièrement sa masculinité.

Le cas le plus célèbre est celui du mot amour. Ordinairement, le mot est masculin, mais au pluriel, dans la langue littéraire, on le rencontre souvent accompagné d'un adjectif au féminin : les amours perdues, les premières amours. L'explication donnée habituellement est que le mot français ayant été féminin jusqu'au XVIème siècle, il nous est resté cette possibilité de l'utiliser au féminin au pluriel - et même au singulier, mais c'est beaucoup plus rare. Historiquement, c'est peut-être juste, mais je ne trouve pas l'explication satisfaisante pour autant. Ce qui me gêne c'est que pour nous, le commun des mortels, qui n'entendons pas l'ancien et le moyen français couramment, il est difficile de penser le mot autrement que comme masculin. Aussi lorsqu'on me parle des amours passionnées de madame la Marquise, je n'ai pas l'impression d'entendre le féminin partout, mais plutôt un vague masculin auquel on a accolé un adjectif féminin. C'est ce que j'appellerais volontiers un accord dissonant : l'incertitude du genre de l'un couplée au féminin du qualificatif crée une légère tension, assez semblable à la vibration tournante des intervalles dissonants en musique. N'est-ce pas cela qui rend la chose diablement élégante ? Les tatillons me feront remarquer que le e qui constitue la marque du féminin est muet, que par conséquent il ne s'entend pas et que l'analogie musicale n'est pas valable. C'est ignorer un peu facilement que l'oeil a une oreille. Cette lettre e que l'oeil perçoit et qui constitue la note dissonante, mon oreille y est peut-être sourde, mais l'oreille de mon oeil, elle, l'entend très bien. Comparons le groupe de mots précédent à un autre quasi semblable : les amours incroyables de madame la Marquise. Entendons-nous la même chose ? Non, n'est-ce pas ? Il se peut bien qu'incroyables soit là aussi féminin, mais l'impossibilité d'en décider atténue la dissonance. A l'inverse on peut accentuer la dissonance : les amours fortuites de madame la Marquise. On entend cette fois la note dissonante, le [te], de toutes nos oreilles, puisque cette marque du féminin est à la fois phonétique et graphique. A mon sens il y a donc bien une musicalité de ces accords.

Poursuivons avec deux autres cas connus, le délice et l'orgue. Orgue au pluriel est féminin, mais seulement lorsqu'il désigne un orgue de grande taille, et non plusieurs instruments : les belles orgues de la cathédrale. Pour le délice, la règle est simple en apparence : il est masculin au singulier et féminin au pluriel. Il faut donc parler des effrayantes délices du Jardin de Bosch. On pourrait penser avoir affaire pour une fois à une règle gravée dans le marbre. Sauf que certaines expressions obligent à combiner le singulier et le pluriel dans un même syntagme : par exemple, si madame la Marquise veut vous entretenir du plus enivrant des délices de l'amour, devra-t-elle dire le plus enivrant des délices amoureuses ou le plus enivrant des délices amoureux ? C'est bien sûr la deuxième expression qui est considérée comme correcte, et la raison en est encore une fois musicale : la dissonance de la première expression serait trop grande pour nos chastes oreilles, l'on préfère donc accorder, et comme d'habitude le masculin l'emporte.
Il y a pourtant un cas où une dissonance de ce type est acceptée : pour le mot gens. Celui-ci a la curieuse particularité d'être masculin, mais s'il est directement précédé d'un adjectif ou d'un déterminant dont la forme féminine est distincte, c'est celle-ci qui est utilisée : des gens petits, de petites gens ; tous les gens, certaines gens. J'ignore pourquoi, mais il me semble évident que ces choix se sont faits à l'oreille, et non par esprit de système. C'est pour cette raison que gens peut se retrouver avec deux epithètes de genres opposés : les petites gens rancuniers sont bien laids. Cette dissonance grammaticale, encore une fois, me semble plus élégante qu'insupportable.

Si l'on veut maintenant faire de ces usages assez rares une règle, il nous faut trouver la loi générale qui les lie entre eux. Or ces mots ont en commun d'avoir un pluriel dont le référent n'est justement pas pluriel : les fatales amours de Tristan et Iseult sont un(e) seul(e) amour ; les délices de réflexion dans lesquelles nous sommes plongés sont comme un océan de délice ; les orgues de Notre-Dame sont un seul instrument ; les affreuses gens du quotidien sont un type humain. A chaque fois le pluriel désigne un tout ou un ensemble plutôt qu'une multiplicité discontinue. Mais mon petit doigt me disant que la plupart des mots de ce type sont déjà féminins, je propose de ne pas trop y réfléchir et de nous réserver la possibilité d'accorder les mots masculins pluriels avec des adjectifs féminins quand cela nous chante, c'est-à-dire à chaque fois que nous jugeons que cela sonne bien. Nous pourrions par exemple relater nos étonnantes périples, de nos champs enneigées jusqu'aux pays désertes aux cieux azurées, ou que sais-je encore...

Sachant cela, finies les fautes de grammaire, nous ne pourrons plus nous reprocher mutuellement que nos fautes de goûts. C'était déjà, il y a cent ans, le voeu de Proust :

"Hélas, Madame Straus, il n'y a pas de certitudes, même grammaticales. Et n'est-ce pas plus heureux ? Parce qu'ainsi une forme grammaticale elle-même peut être belle, puisque ne peut être beau que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude, de notre désir, et de notre faiblesse" (Marcel Proust à Madame Straus, lettre du 06 novembre 1908)